L’identité propre du numérique européen doit s’articuler autour de l’éthique.
La France, déjà en pointe dans l’« e-government », pourra ainsi transformer l’essai.
Le numérique éthique comme critère différenciant de la vision et de l’offre française.
Les préoccupations des citoyens et des utilisateurs pour la maîtrise, la confidentialité et la sécurité de leurs données, en constante augmentation dans le monde, créent un effet momentum en faveur de cette vision. De surcroît, plusieurs actualités – le scandale Facebook-Cambridge Analytica est une parfaite illustration – plaident en faveur d’une remise en cause des modèles américains et chinois et légitiment l’émergence d’une vision numérique alternative. Dans le cadre du salon Vivatech 2018, Emmanuel Macron a d’ailleurs précisé qu’il nous « faut construire un modèle européen, en réconciliant l’innovation et le bien commun ». En positionnant le numérique français et européen autour de la notion d’éthique, de souveraineté numérique et de privacy by design (respect de la vie privée dès la conception), nous adopterons une identité propre face aux modèles chinois et américains. Il s’agit d’une troisième voie, différenciée et indépendante des visions et des industries américaines et chinoises. Nos valeurs fondatrices, celles des Lumières, retrouveraient alors un sens dans notre société numérique pour devenir les « Lumières 2.0 ».
L’open source comme modèle incarnant une troisième voie numérique.
Depuis près de vingt ans, la France s’est positionnée en faveur de l’open source, notamment au sein de ses administrations. En mars dernier, Emmanuel Macron a rappelé cet engagement lors de la conférence Open IA for Humanity :
« Faire la promotion des logiciels libres, partout où nous pouvons développer ces derniers. »
Cette tradition gouvernementale de l’open source constitue une constance historique qui a traversé les alternances. Une industrie de pointe s’est développée en France autour de l’open source gouvernemental et de la sécurité des systèmes d’information publics. Cette filière d’excellence a d’ailleurs été distinguée par l’ONU en 2014 : la France a terminé première nation européenne et quatrième nation mondiale pour son système e-government (administration électronique), notamment grâce à l’excellence de son écosystème open source.
L’open e-government comme première application d’une troisième voie numérique
Le premier déplacement d’Édouard Philippe en juin 2017 n’a rien d’anodin ; il a choisi l’Estonie, dont les avancées en matière d’e-government sont impressionnantes. À son retour, il fixe une feuille de route au gouvernement français : 100 % des démarches administratives doivent être dématérialisées d’ici à 2022. C’est le Comité action publique 2022 qui est chargé de répondre à cette ambition française à travers un rapport. Avec une industrie de pointe en matière d’e-government, la France incarne une troisième voie locale et souveraine, entre les éditeurs américains et chinois. Ce positionnement stratégique permet à la France d’être le chef de file d’un e-government universel, partageable avec tous, et surtout avec ceux qui en ont le plus besoin, c’est-à-dire les pays en développement. Le pays des « Lumières 2.0 » peut ainsi espérer bâtir de nouvelles coopérations internationales, avec nos amis européens notamment.
L’export de la vision et de l’offre française à l’étranger, notamment grâce au co-développement et à la R&D
La filière française a une véritable proposition de valeur pour le développement du numérique dans les pays en croissance. Le « french model » de déploiement de réseaux est par exemple un modèle de plus en plus repris pour le développement d’infrastructures numériques dans les pays émergents. Deux fondements peuvent guider cette action de la France en faveur du codéveloppement. Un fondement européen d’une part : le Plan d’investissement externe européen prévoit un important volet numérique. À titre d’exemple, avec l’External Investment Plan et le plan d’actions Digital in the EU-Africa, arrêté lors du Sommet UE-Afrique (les 29 et 30 novembre 2017 à Abidjan), l’Union européenne a depuis peu une doctrine forte en matière de développement grâce au numérique. D’autre part, un fondement français : le Plan d’action gouvernemental « Développement & Numérique », porté en décembre 2015 par Annick Girardin, secrétaire d’État au Développement et à la Francophonie, et Axelle Lemaire, secrétaire d’État au Numérique, répondant au nouvel Agenda du développement durable adopté en septembre 2015 par les États membres des Nations unies, offre un cadre d’action pour la filière. Ce plan doit prochainement connaître une deuxième édition. À partir de ce corpus doctrinal, la France peut s’attacher à promouvoir les plans existants et à les étendre aux autres actions de développement, notamment ceux émanant de bailleurs internationaux (plan de digitalisation de la Banque mondiale, plan G5 Sahel…).
La régulation comme vecteur de rayonnement à l’étranger
La thématique de la régulation des activités numériques au sens large a évolué. Auparavant concentrée sur les restrictions nécessaires au traitement informatique des données personnelles, elle s’attache désormais aux enjeux industriels de développement de plateformes européennes dans l’économie de la donnée. Elle prend également en compte la question de la protection de la vie privée et des libertés fondamentales, les enjeux de souveraineté (par exemple, l’US Patriot Act), les enjeux économiques (régulation des géants des économies de réseaux, taxation, droits de propriété…) et la dimension éthique, comme en témoignent les débats autour de l’IA. Le RGPD, qui a permis l’édification d’une régulation favorable à l’économie numérique européenne, a prouvé qu’il est possible de construire des régulations intelligentes. La France, si elle le souhaite vraiment, peut devenir le fer de lance d’une nouvelle régulation européenne, en déployant une troisième voie numérique et en édifiant une offre industrielle européenne.
Version .pdf de la tribune : Comment bâtir une troisième voie numérique